Il est plus de quatre heures du matin quand Bear Bones, Lay Low
commence, d’abord tout en douceur, le stupéfiant crescendo qui sera son set
live, dans ce lieu peu éclairé et où la fumée a déjà gommé contours et angles
saillants. Ayant déjà vu l’artiste se produire dans un autre lieu secret de
Lyon, au nom d’archipel, il y a quelques mois de ça, je savais qu’il fallait
s’attendre à de spectaculaires variations d’intensités, et ce sans rupture
véritable. En fait, Bear Bones, Lay Low s’arme de la puissance de feu à la fois
patiente et paroxystique d’un set de techno la plus organique possible pour
tisser une trame dont le grain sonore est tout le contraire d’un set de «
musique de club » : ici, pas de séparation bien propre des aigus, medium et
basses, tout concourt à la transe dans une fête qui fusionne boucles
hypnotiques et parfois saccadés et ondulations revêches des sons de claviers,
plus proche du brouhaha grisant du space rock que de ce qu’on imagine derrière
l’expression « son de clavier ».
Dans l’underground, toute fusion de matière est permise et bienvenue, et
le golem qui en résulte est parfois plus souple et naturel que le spectre du «
vrai » rock psyché, perpétuellement ranimé à coup de sempiternelles guitares et
de voix hirsutes. Chez Bear Bones, Lay Low, les coutures du corps du
Frankenstein sont invisibles, et sa couleur moisie semble absolument invisible
dans le mouvement de la danse qu’entraîne la musique. Sans forcément parler
d’une absolue nouveauté, on sera bien en peine de déceler des influences dans
la musique de Ernesto González, seul membre du projet Bear Bones Lay Low, et
ancien claviériste et percussionniste du groupe de psyché Sylvester Anfang II,
dont le nom résumait déjà une partie du programme brumeux et caverneux : une
secte entre Amon Duul II pour la musique et le black metal pour l’imagerie.
Sans son ex-groupe, Ernesto construit des sets de longue montée
d’intensité ininterrompus, les rythmes tribaux s’agrippant à la durée comme des
plantes grimpantes, et les multiples samples à l’origine imperceptible (films ?
instruments traditionnels ? fields recordings ?) s’offrant aux oreilles
persistantes telles des grappes de gui. Le résultat conduit beaucoup de corps
présents à s’agglutiner autour du monticule de machines d’Ernesto, et à former
un cordon de rave party format réduit, ondulant au gré de très longues
divagations cosmiques qui complètent cette trop dédaignée lignée des artistes
psychédéliques ouverts sur la danse : Neu, Harmonia, AR & Machines,
Can, Rovo, Caribou, Gong, King Gizzard, et bien sûr les pionniers de San
Francisco, qui n’envisageaient pas de faire décoller leur public sans le faire
remuer.
Si certains rares groupes ont réussi à cumuler cette aspiration vieille
d’un demi-siècle avec l’usage de rythmes électroniques « purs », directement
inspirés des dancefloors modernes (on pense à Gang Gang Dance, qui avaient
jadis joué pour les mêmes organisateurs que ce soir), peu ont réussi à donner
un air aussi évident et surtout irrésistible au mélange entre musique psychédélique
et techno, car de techno il s’agit bien ici.
Depuis les perturbantes heures de la scène de Vancouver (Skinny Puppy,
Download, Hilt, Tear Garden... Melodic Energy Commission), voire depuis
l’émulsion pré-Do It Yourself des villes industrielles du nord de l’Angleterre
(avec Cabaret Voltaire et Throbbing Gristle), l’idée d’un psychédélisme « crade
» et les instruments électroniques s’attiraient dans un rougeoiement
permanent. Désormais, beaucoup de ces
tentatives alchimiques seront jugées à l’aune de Bear Bones, Lay Low, du moins
sur scène... On attend avidement un album n’ayant pas peur de déployer la même
ferveur païenne, quitte à ce que ce soit sur une seule piste.
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