samedi 17 avril 2021

Grand Veymont : notes sur leurs deux disques et une demi-douzaine de concerts, à Lyon, entre 2017 et 2019.

 

Les sentiments évoqués par la musique de Grand Veymont semblent de plus en plus ambigus à mesure de leur progression... Il y avait une certaine exaltation tranquille dans les pleins et déliés du premier EP (éponyme ou appelé Les Rapides Bleus), et parfois une nostalgie encore assez identifiable comme telle. Sur le premier album La Route du Vertige, et donc sur les concerts donnés par le groupe depuis le début de l’année 2019, l’aspect atmosphérique du groupe a complètement détourné les émotions provoquées par leur musique de tout repère trop évident. S’agit-il de torpeur, d’un mal du pays aigu et intensément intériorisé, de simple recueillement poétisé, d’une mélancolie trop sauvage pour se dévoiler mais incapable de résister au plaisir d’un bain de lumière sous les potentiels yeux des mortels ? Il y a quelque chose des nymphes de la mythologie grecque dans la mise en place du groupe, qui évacue peut-être les dernières gouttes d’humeur dionysiaque qui subsistaient dans la pop volontiers biscornue des groupes auxquels on pourrait les affilier (de loin) : Stereolab, Claude Lombard, Broadcast, mais surtout Pram. Plus français et plus pudique que tous ceux-ci, Grand Veymont se cache derrière un imposant massif rocheux de densité orchestrale (via les nappes d’orgue) et de beauté des délassements sonores, à la fois organiques et presque savants dans leur justesse et leur perpétuelle mesure. Prenez les mêmes notes et rajoutez-y un soupçon de phasing ou de grésillement chimique, voire de distorsion hypnagogique à la Boards of Canada, et vous auriez l’un des groupes de psyché les plus cosmiques qui soient, une sorte de Bardo Pond ayant troqué l’allégeance au dieu Guitare contre un amour des vieux orgues au son voluptueux – un amour résolument apollinien, donc. 

Mais Grand Veymont n’utilise presque pas d’effets, préférant rajouter des strates orchestrales au sein des nappes de claviers dans leurs versions scéniques. Ce qui pourrait, chez d’autres, être une sorte de manque, ou d’ennui, devient ici un prodigieux espace de rêverie et d’alignement des sens sur un rythme naturel, un peu comme certains ragas indiens.

 

 

Chez eux, ce sont les paroles qui rejoignent les images qui passent dans la musique, et non l’inverse. Toute la chanson française « de qualité » a pratiquement toujours fait le chemin dans l’autre sens, plaçant la licence poétique au-dessus de tout, sautant d’expression stéréotypée en calembours pour éviter de se mouiller dans l’océan musical, cet inconnu dompté avec parcimonie. Paradoxalement, c’est à un grand amateur de calembours et d’expressions argotiques toutes-faites (certes détournées) que l’on pense en prenant de plein fouet la grâce absolue du « Prunier Noir », aboutissement de l’album comme des concerts de Grand Veymont ; rien moins qu’Alain Bashung. Sans que cela s’explique par la musique ni par aucune connivence esthétique (et la nature des paroles place les deux artistes à des années-lumière l’un de l’autre), il y a une même perfection, une même évidence, une même grâce venue d’ailleurs qui prend au cœur à l’écoute des moments les plus poétiques du duo drômois et des couplets de « Bombez » (« que vais-je faire de cet abandon ? ») ou de l’album L’Imprudence de Bashung. Quelque chose qui est de l’ordre de la pensée pure traduite en mots, utilisant la musique non plus comme support à la poésie verbalisée et encore moins comme accompagnement, mais comme une sorte de courant électrique qui – sans qu’il s’agisse de « langage » – permette aux phrases de s’imprimer dans l’inconscient et d’y distiller leur sens sans que la sphère de l’interprétation n’y ait son mot à dire.

 

Il va de soi que pour que ce courant alternatif fonctionne et aille droit à nos cerveaux sans que l’intellect ne soit sollicité, la musique se doit d’être d’une grande puissance, et surtout de ne faire qu’un avec le son des mots, d’être indissociable de la mélodie. C’est le cas avec le chant étrangement hésitant et ciselé à la demi-syllabe près de Bashung – sur des paroles qui ne sont pas de lui – et ça l’est aussi, de façon différente, avec les mélopées apaisées et fondues dans le paysage de la chanteuse et claviériste Béatrice Morel-Journel. L’individualité semble s’estomper, seul subsiste l’écho ou le sentiment de méditations qui pourraient être celles d’un souvenir, d’une pensée où d’une voix off, mais qui ne semblent jamais émaner d’un narrateur en tant que tel. Ce tour de magie, qui nous plonge soudain au cœur d’une histoire dont on ne sait plus trop bien si on est le témoin, le narrateur ou le narré, est unique, et il n’a bien sûr pas d’équivalent chez Bashung. Mais lui comme Grand Veymont ont une façon bien à eux d’être intimistes et lunaires : c’est la même grâce qui touchait John Lennon lors qu’il soliloquait seul sur son arbre sur « Strawberry Fields Forever », c’est aussi sans doute celle qui a inspiré beaucoup de moments singuliers et inexplicables de l’art poétique au sens le plus large.

 Depuis, le duo a publié un nouvel album, Persistance et Changement :


 

 https://grandveymont.bandcamp.com/album/persistance-et-changement