Rien Virgule :
Anne Careil : voix, synthétiseur
Mathias Pontevia : batterie horizontale
Manuel Duval : synthétiseurs horizontaux
J'avais déjà été sérieusement secoué par l'inclassable pop électronique lente et tenaillante de Rien Virgule lors d'un concert à Grrrnd Zero, en 2022, qui m'avait semblé être une cérémonie unique, comme si le trio nous avait offert là quelque chose de sorti de nulle-part, qu'ils ne reproduiraient plus jamais. L'album était pourtant là, La Consolation des Violettes, que je n'osais pas vraiment réécouter.
Et puis, lors d'un concert gratuit et ayant visiblement charmé les mélomanes ou simples passants au Périscope il y a pile un mois, j'ai pu entendre ce que les livres et les témoignages répètent depuis toujours, mais arrivent mal à expliquer : pour un chaman, l'expérience des limites, c'est l'ordinaire. Ou
en tout cas c'est "juste" le fonctionnement normal des choses, du rituel.
Dès les premières secondes, Rien Virgule ravit, téléporte, balaie la réalité d'un revers de tambour, et explore les visions passagères et terribles d'un autre temps, d'un autre lieu, lointain. Est-ce si facile pour eux ? Sont-ils si à l'aise avec le tourment exceptionnel, les confins extrêmes du dicible que contient leur musique ? Pas sûr, et pas sûr que ça ait une importance.
Mais on est très loin, ici, des recherches plus ou moins profondes ou superficielles des musiques dites "sombres", du métal extrême ou des musiques rituelles de tradition indus ou gothique. Plus proche d'une forme de théâtre musical par nécessité, un théâtre sans langage et sans drame, une fois encore
avec la sensation d'une cérémonie, mais sans dogme, sans les répétitions, sans l'approche codifiée. La lenteur met ici en relief les sommets abrupts, les crevasses et les paréidolies des bruits minéraux, puis parfois, on navigue à vue dans un brouillard stagnant d'un morceau doomjazz (sans doute "Radio Embryon"), où Manuel Duval joue une sorte de trompe-marine-ventoline électronique - un instrument de la marque russe Soma, me souffle un spectateur. Un instrument rare, très cher et analogique...
Assister à un concert aussi singulier donne l'impression d'être au premier rang dans une salle glaciale de 1982 et de voir débarquer Cocteau Twins, c'est dire le choc ressenti devant la nature "autre" de ces sons. La différence, ici, est une dimension théâtrale bien moins affirmée, toute intériorisée et tout en concentration recueillie chez Rien Virgule, sans oublié l'aspect Cold Wave/Post-Punk quasiment absent chez les bordelais, au profit d'une Musique Lunaire qui semble tout devoir aux lieux inaccessibles et aux formes abruptes de la Nature. Une "Nature Autre", justement, pas forcément exotique ou étrange, mais perçue dans toute son étrangeté sublime, dans sa crudité inhospitalière peut-être, à la lumière de quelque astre de passage, comète ou fin du monde. Le résultat n'est pas tant solennel que troublant, voire dérangeant, comme un tableau surréaliste à la fois organique et imprégné de matières métalliques, comme une beauté d'après la laideur, juchée sur l'immense dépotoir d'une spiritualité humaine corrompue et occultée - plus qu'occulte. C'est un peu ce que je ressens dans cette confusion entre chaud-froid que procure la musique d'Anne, Mathias et Manuel, entre froideur industrielle et l'incontestable appel sensible du chant et de certaines harmonies. Il y a aussi quelque chose d'une prière, mais ici s'arrête humblement mon acuité et ma capacité à évoquer.
Ailleurs, les claviers à l'unisson semblent former des blocs de sons aux airs d'harmoniums possédés, évoquant d'autres Bordelais magiciens, qui manquent cruellement à la scène depuis quelques années : Radikal Satan. Dans ces moments maximalistes, Rien Virgule semble soudain dresser une cathédrale, ou plutôt se souvenir brutalement du sentiment de voir une cathédrale, face à une immense structure rocheuse sans nom. C'est un château de vampire, mais nous sommes le vampire, et l'immortalité pèse de son fardeau infini sur notre cœur et nos poumons.
Mais ce qui déstabilise et subjugue, ici, c'est qu'aucun des codes de l'épouvante n'est employé, même les crescendos sont délaissés, et pourtant, le charme opère, et c'est le cas chez au moins une vingtaine de personnes dans le public (qui dépasse les 150 je pense). Aucun crescendo d'aucune sorte ne
vient nous offrir un raccourci pour les révélations de ces chansons d'outre-monde. Aucun effet n'est ménagé, à aucun moment : il s'agit de se jeter à l'eau sans y goûter, et il s'avère qu'on flotte, c'est que la sainteté nous recrache et que la fragilité de la vie élit encore domicile dans notre corps, radeau isolé. Aucune rame, aucun gouvernail, aucune dynamique éprouvée qui nous ferait rentrer en territoire dreampop ou même post-indus - juste la présence lovecraftienne des sons. Ces montagnes vivantes qui feraient de ce voyage ballotté un cauchemar, s'il n'y avait la voix. Cette voix "à l'échelle", minuscule et intimidée devant l'immensité des montagnes et des abîmes.
Costumes créés par Anne Careil pour la Compagnie Andréa Cavale |
Volontairement en retrait, autant par la mise en son que par les moments instrumentaux. Sans elle, sans l'empathie qu'on forme avec sa ferveur que je qualifierait de mystique, on serait dans l'expérimental pur. Avec elle, on devient tout simplement l'hôte d'une (très) rugueuse séance de guérison hallucinogène, on est attiré à la fois par la beauté lumineuse de cette voix, et par l'étrangeté poétique et obsédante de la musique, qui semble peindre depuis la nuit des temps les falaises d'un ravin brûlant et éternellement gelé à la fois.
Dernier titre d'un concert forcément violemment trop court, qui suscite l'appétit de vertiges nouveaux : une basse-racines noueuse sert de soubassement au déploiement d'ailes dantesques. L'effroi et l'extase sont déclarés. Très, très, grand groupe, immense musique, incroyables concerts.
Au fil du temps, la conviction s'est affermie : eut-il été sorti en 2015, La Consolation des Violettes aurait été nécessaire parmi les 150 albums du voyage du livre "Rock Psychédélique". Il faudra en écrire une suite... Ou pas : il est toujours agréable d'entendre et de constater que, à rebours du temps figé et numéroté des anthologies, l'histoire continue...
https://larepubliquedesgranges.bandcamp.com/album/la-consolation-des-violettes
La Compagnie Andréa Cavale (pièces de théâtre mises en musique par Manuel de Rien Virgule) :
https://annecareil.jimdofree.com/compagnie-andr%C3%A9a-cavale/