Azurite Sun / Delphine Dora et Michel Henritzi - 1er mars, à L'Atelier des Canulars, Lyon
Le mois de février est le plus énigmatique. Qu'il soit pair ou impair, il reste à chaque fois un mois pas comme les autres, incomplet, comme une page volontairement écornée qu'on aurait besoin de relire dans le livre des 365 jours. Et c'est bien sûr le mois où la lumière pénètre la glace, où le gel se diffracte et se craquelle, et où l'infini potentiel de l'eau liquide se libère enfin de sa gangue de froidure, depuis les montagnes et les vallées jusqu'ici percluses par l'hiver.
Le printemps et son retournement des sens, sonore et sensoriel, est en train de naître, en gestation, sous terre et dans cette eau pas encore libérée. Beaucoup de poèmes ont été écrits là-dessus, beaucoup de chansons, folkloriques ou non, mais les sons eux-mêmes l'évoquent très bien.
Si voir des concerts d'ambient et de drone est devenu de plus en plus courant, il est plus rare de voir la guitare, fameuse relique du psychédélisme et de tous ses enfants alternatifs, faire son retour dans le giron des musiques planantes modernes. Cette double affiche dans un cadre intimiste permettait pourtant de se frotter à deux guitaristes qui osent déjouer pas mal de règles : Léa Thirion (Azurite Sun), et Michel Henritzi.
Azurite Sun, projet justement de la guitariste-chanteuse-organiste-etc Léa Thirion, avait éclos, pour les quelques-uns à s'être penchés sur son bandcamp, comme un projet d'ambient assez minimal, où le recueillement laisse la place au vide, voire, pourquoi pas, à une certaine prostration... Les encore-plus-curieux qui auraient eu l'excellente 'idée de suivre le groupe (car c'en est un aussi) sur scène découvrent depuis un an ou deux des chansons, des poèmes d'Emily Dickinson devenus folk-songs spectrales, des arrangements nocturnes et parfois assez troublants, et à vrai dire un sens de la mélodie et de l'harmonie très personnel. Cette fois, le groupe était constitué de deux musiciennes, Léa Thirion et la flûtiste du groupe, Maya, qui accompagnait parfois à l'harmonium la voix solitaire et les mots de Léa... Pour l'occasion, en trois langues, puisqu'une nouvelle chanson en français fut présentée, sans oublier la reprise du très beau thème japonais "Hanagazaki"... Avec très peu d'effets, et à vrai dire très peu d'éléments (quelques accords de guitare folk-rock, des couplets parfois baroques mais toujours très épurés, des nappes d'orgue et de flûte d'une justesse précise), Azurite Sun évoque des paysages, des moments suspendus, des clair-obscurs où la perception s'affine. La simplicité du dispositif, frontale, vient rappeler la musique folk mais sans en avoir les codes, le style d'écriture, ni vraiment l'instrumentation. Ce n'est pas non plus du folk ambient où l'on serait tenté de voir du planant dans les moments de creux, entre deux ritournelles ou arpèges, même si on pense parfois à Bardo Pond lors de ce concert - ce qui ne peut pas faire de mal vu que Bardo Pond, a priori, n'a quasiment jamais joué et ne jouera jamais en France. Mais le territoire d'Azurite Sun a peu été foulé par d'autres musiciens, à vrai dire... Il faudra revenir pour voir ce qu'il y pousse, si le soleil et la pluie (chers labels, à vous de jouer) s'en mêlent juste assez.
Autre ambiance avec le duo Delphine Dora et Michel Henritzi, qui semble lui aussi en train de préparer un nouveau disque (live on espère)... La guitare n'en est pas vraiment une, du moins je crois, c'était en tout cas un petit instrument à cordes posé sur les genoux de Michel Henritzi, souvent malmené, étrillé, poussé vers les rivages volcaniques du bruitisme... Plus que toute technique, tout appareillage ou tout concept, ce dont Henritzi cherche à jouer, c'est de l'écoute, l'écoute et la réactivité à la voix et aux sautes d'humeurs sonores exercées par Delphine Dora. Et je dirais qu'il a réussi, vu comme ce concert nous a balloté d'une surprise à l'autre, d'une presque-transe à des pics d'intensité finalement très gothiques dans l'âme... En tout cas du côté maximaliste de la force (pour moi, c'est encore là que des choses attendent d'être dites).
L'équilibre entre les deux musiciens est assez prodigieux, entre l'approche très brute, presque sèche d'un Henritzi tout à son instrument (on pense à Bill Orcutt pour le côté renfrogné, mais aussi, un peu, pour le jeu génial, même si la référence peut tout de suite sonner lourde), et la présence complètement assumée de Delphine Dora, qui ne craint pas de basculer dans le côté passionaria, jouant avec la dose de théâtre inhérente à toute performance avec une malice non-feinte. De toutes parts, voix, claviers, samples, effets, gestes, mains affairées et précipitées, ou mains suspendues annonçant une foudre prolifique, pièces métalliques, distorsions... esquissent le cadre du rituel psychédélique, c'est-à-dire posent le non-cadre, exactement comme le Chapelier Fou et le Lièvre de Mars fêtent précisément le non-anniversaire. Comme ne le disait pas Jimi Hendrix, "not necessarily Situationniste, but beautiful".